Jef fut convoqué en conseil de discipline et, conformément à ses craintes, il fut révoqué.
« Au moins, nous voilà fixés, dit Rachel. Ne t’inquiète pas. Dieu ne ferme jamais une porte sans en ouvrir une autre. Fais-lui confiance. C’est une épreuve pour ta foi. »
La douceur et la gentillesse de sa fiancée ne tardèrent pas à lui faire recouvrer sa bonne humeur et son courage. Il profitait de ce repos forcé pour être aux petits soins pour elle. Il cherchait un nouveau travail, mais n’en trouvait pas.
Carmen avait marqué une forte impression sur Jef. Leur rencontre venait de dévier la trajectoire de sa vie, mais il pensait qu’il suffirait de quelques jours pour estomper ce sentiment. Ce n’était, après tout, qu’une contrevenante comme il en avait déjà verbalisé des centaines, même si celle-ci était douée d’une forte personnalité assortie d’un redoutable pouvoir de séduction. Cependant, plus les jours s’écoulaient et plus l’image de la motocycliste s’incrustait dans son esprit. Il ne se passait pas une heure sans qu’il pense à elle, et cette pensée le transportait d’une vive émotion. Il aimait pourtant Rachel et désirait ardemment l’épouser. Il faudra bien qu’il oublie cette furtive amazone, mais elle s’imposait dans sa pensée comme une reine tyrannique. Il ne se contentait plus de la revoir telle qu’elle lui était apparue sur l’autoroute ; il l’imaginait, s’envolant sur sa motocyclette par-dessus des précipices infranchissables. Il l’imaginait, ayant troqué sa moto contre un fougueux destrier et son casque intégral contre un heaume, l’épée au poing, terrassant à elle seule une centaine d’ennemis. Chaque fois qu’il va faire ses courses à Delhaize, il fait un petit crochet par la rue du Bas-Coron dans l’espérance de l’y apercevoir. Enfin, la présence même de la jeune fille qu’il aime tant ne suffit plus à détourner sa pensée. Quand il caresse la blonde chevelure de Rachel, il lui semble nager dans le fleuve des cheveux noirs de Carmen. Quand Rachel l’enlace de ses bras, il se voit prisonnier dans ceux de Carmen. Quand Rachel lui donne un baiser, il croit souder ses lèvres sur la bouche de Carmen, brûlante comme un fer rouge. Quand il plonge dans le doux regard bleu de Rachel, il se noie dans les yeux verts de Carmen.
***
Pour se changer les idées, les amoureux avaient décidé d’emporter chacun sa tente dans la voiture de Jef et d’aller camper quelques jours au Coq, la seule station balnéaire de la côte belge qui a plus ou moins échappé au massacre à la bétonnière. La Belgique ne possède que soixante kilomètres de côte, ce qui est amplement suffisant, vu ce qu’elle en a fait. Ils venaient de quitter Péruwelz et s’engageaient dans la ligne droite qui précède l’entrée d’autoroute lorsqu’ils virent, à la sortie du rond-point de Roucourt, une jeune femme, habillée de cuir et chaussée de cuissardes, qui attendait la compassion d’un conducteur charitable.
« Tu devrais t’arrêter, dit Rachel qui n’est pas encline à la jalousie, évitons-lui de mauvaises rencontres. »
Le véhicule s’immobilise, Rachel abaisse la vitre. Jef reconnaît l’auto-stoppeuse. Il a une énorme envie de démarrer en mode Francorchamp et la planter sur pied.
« Je vais à Courtrai.
– Nous ne passons pas loin, répond Rachel. Montez, je vous en prie. »
Carmen s’installe sur la banquette arrière, à son tour elle reconnaît le conducteur.
« Tiens ! Mais quelle surprise ! Jef Van Molenbeek !
– Van de Mollendijk ! corrige Jef en insistant sur l’accent tonique.
– Jefeke ! Je ne m’attendais pas à te revoir.
– Moi non plus, et si je vous avais reconnue à temps, j’aurais foncé.
– Tu n’es pas gentil, mon petit condé d’amour. »
Il y eut quelques secondes de silence.
« C’est ta fiancée ? demande Carmen.
– Non, répond sèchement Rachel, je suis sa mère. »
Cette fois, le silence dure plusieurs minutes, c’est Jef qui le rompt.
« C’est dangereux, pour une jeune fille seule, de rester comme ça sur le bord de la route.
– Monsieur aime donner des leçons à ce que je vois. C’est dangereux de foncer à moto les cuisses à l’air, c’est dangereux de se planter toute seule sur le bord de la route. Mais c’est grâce à toi que je me suis fait sucrer mon permis, je te rappelle.
– Et c’est grâce à vous que je me suis fait virer de la police, je vous signale. Nous sommes quittes. »
Les occupants de l’automobile n’échangèrent plus un mot jusqu’à l’étape, dans la banlieue de Courtrai. Avant de prendre congé, Carmen enroula ses bras autour du cou du conducteur et lui baisa les deux joues.
« Merci, Jefeke. Tu es un amour. »
Jef redémarra, abandonnant la jeune provocatrice sur le bas-côté.
« Euh… Rachel, il faut que je t’explique quelque chose.
– Pas besoin d’explication, j’ai compris.
– Non, tu n’as pas compris.
– Tu as gaulé cette fille dans ton radar et tu lui as fait sauter son permis. Après, je ne sais pas ce que tu lui as fait, mais elle s’est vengée en te faisant virer de la police.
– Elle ne s’est pas vengée. Je n’ai pas respecté les procédures en ce qui la concernait. En tout cas, le résultat est le même, c’est à cause d’elle que je me suis fait virer. »
Un nouveau silence envahit l’habitacle.
« Il y a tout de même une chose que je ne comprends pas et que j’aimerais que tu m’expliques : après ce qui s’est passé, vous devriez vous détester. Comment se fait-il qu’elle te tutoie, qu’elle t’appelle par le diminutif de ton diminutif, qu’elle te balance du “condé d’amour”, et que pour terminer en apothéose, elle te donne une baise sur les deux joues ? Elle est française ?
– Non, sûrement pas. Elle habite Péruwelz.
– Ça ne répond pas à ma question.
– Tu me demandes si elle est française.
– Je te demande ce qui justifie ces familiarités. Tu as gardé les vaches avec elle ?
– Mais je ne sais pas, moi ! De toute façon, c’est une dévergondée. Elle a fait ça exprès pour me mettre dans l’embarras et pour te rendre jalouse, et sur ce coup-là, elle a gagné.
– Je ne suis pas jalouse. »
Carmen a réussi à plomber leur sortie en amoureux. Rachel élève rarement la voix, même quand elle est fâchée. Elle n’adressa plus la parole à Jef jusqu’à leur retour à Péruwelz.
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