Jef Van de Mollendijk (5)

Rachel décida enfin de mettre un terme au supplice qu’elle avait imposé à son ami. Elle accepta donc la réconciliation et lui parla de nouveau, essayant d’oublier l’incident qui l’avait mécontentée. Cependant la tristesse n’avait pas quitté son visage.

« Cette nuit, j’ai fait un affreux cauchemar, lui confia-t-elle. J’étais attachée sur un autel, dans une sorte de temple, il y avait deux grands cierges qui brûlaient sur une table, de part et d’autre d’un Bafomet. Alors, j’ai vu arriver cette mystérieuse auto-stoppeuse, belle et laide à la fois, le teint bleuâtre, le visage crispé par la haine, une infinie cruauté dans le regard. Elle avait une immonde tête de bouc tatouée sur le ventre. Elle m’a frappée de coups de couteau jusqu’à découper ma poitrine et en retirer mon cœur. Le plus terrible, c’est que je le voyais palpiter entre ses mains et que j’étais encore vivante. Je ne savais pas si je criais ou si je rêvais que je criais. C’est ma mère qui m’a réveillée, elle m’a prise par les épaules, moi, je croyais que c’était cette fille qui m’empoignait. Je lui ai griffé les bras jusqu’au sang.

– Je comprends. Tu te fais trop de souci à cause de cette défenestrée du système. Je te jure qu’il n’y a rien eu entre Carmen et moi.

– Ne jure pas, s’il te plaît. Que votre oui soit oui et que votre non soit non. Ce qu’on y ajoute vient du malin[1]. Et il y a des détails que tu t’obstines à me cacher.

– D’accord, je n’ai jamais voulu te dire ce qui s’est passé avec elle dans la camionnette, et qui a conduit à ma révocation, parce que ce n’est pas du tout à mon honneur, que j’en ai honte et que j’ai peur que tu me méprises. Voilà ! Mais je te j… je t’assure que je ne l’ai pas touchée. Enfin…

– Enfin ? dit-elle en fronçant les sourcils.

– Seulement avec les yeux…

– Jefeke, notre Seigneur n’a-t-il pas dit que celui qui pose sur une femme un regard de convoitise est aussi coupable que s’il avait forniqué avec elle ?[2]

– Je sais… Elle m’a traité de gros porc concupiscent, et c’est ce que je suis. Je te demande pardon.

– Mon Dieu n’est pas un dieu rancunier, c’est à lui que tu dois demander pardon. En ce qui me concerne, je ne suis pas rancunière non plus, mais il faut me promettre de ne plus jamais revoir cette Carmen, encore moins de prononcer son nom devant moi.

– C’est promis, mon amour, plus jamais je ne la reverrai, plus jamais. »

Jef laissa reposer sa tête sur la poitrine de sa fiancée apaisée.

« J’entends ton cœur qui bat. Quelle merveilleuse musique ! »

***

Cette sérénité amoureuse fut malencontreusement troublée par une mélodie dans la poche de Jef, celui-ci n’avait pas activé le haut-parleur, mais Rachel distinguait la conversation :

« Allo ! Jefeke ! C’est Carmen.

– Carmen… Carmen… non, je ne vois pas. Vous devez faire erreur.

– Ne me prends pas pour une idiote, Jef, tu sais très bien qui je suis : Carmen, la fille à la moto. Ce n’est pas parce que ta blondasse est à côté de toi que tu dois faire semblant de m’ignorer.

– Écoute, Carmen, je ne sais pas te parler maintenant. D’ailleurs, je ne veux pas te parler du tout. Je ne veux plus jamais te revoir ni t’entendre.

– Tu ne sais vraiment pas ce que tu perds, mon petit condé d’amour. Tu ne rencontreras jamais deux filles comme moi dans ta vie. Alors réfléchis bien. Je te rappelle plus tard. Gros bisous. »

Rachel ne voulait pas que Carmen l’entende éclater en sanglots. Elle se retint jusqu’à ce que la conversation fut terminée. Son ami avait beau l’étreindre, il était incapable de la consoler. Elle dit enfin, à travers ses larmes :

« Il vaut mieux nous séparer pour aujourd’hui. Il faut vraiment que je prie pour toi… pour nous deux. »

Rachel se retira dans sa chambre. Sur son vieux bureau de lycéenne éclairé par une lampe d’architecte, elle avait étendu sa Bible ouverte au livre du prophète Esaïe, au chapitre soixante-et-un. Elle lut à haute voix :

« L’esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi, car l’Éternel m’a oint pour porter de bonnes nouvelles aux malheureux ; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la liberté, et aux prisonniers la délivrance ; pour publier une année de grâce de l’Éternel, et un jour de vengeance de notre Dieu ; pour consoler tous les affligés ; pour accorder aux affligés de Sion, pour leur donner un diadème au lieu de la cendre, une huile de joie au lieu du deuil, un vêtement de louange au lieu d’un esprit abattu, afin qu’on les appelle des térébinthes de la justice, une plantation de l’Éternel, pour servir à sa gloire. »

Maintenant, elle prie. Une prière silencieuse, un secret entre Jésus et elle, une confidence intime à celui qu’elle aime le plus au monde.

Carmen prie, elle aussi. Oui, elle prie.

Dans sa cave sombre et humide qu’elle a transformée en chapelle, à peine éclairée par deux grands cierges posés sur une table, elle prie. Entre les deux cierges, la figurine d’une tête de bouc en ivoire, épouvantable dans la pénombre, semble la surveiller. Au lieu de la Bible ouverte repose sur la table une planche de bois verni. En place de prophéties sont imprimés un alphabet, les chiffres de 0 à 9, et, tout au milieu, les mots « oui » et « non ». Le front baissé, les mains jointes comme une communiante en aube noire, Carmen prie en silence. Puis elle pose sur la planche ouija un palet de cèdre qu’elle maintient avec l’index et le majeur. Ce ne sont pas ses doigts qui guident le palet, c’est le palet qui conduit ses doigts, d’abord sur la lettre R, puis sur la lettre A, puis encore sur le C, enfin sur le H, le E et le L.

« Rachel, murmura-t-elle, c’est elle que tu veux que je détruise ? Ce sera un vrai plaisir. »

Elle ouvrit le tiroir de sa table-autel et en tira une arme dans laquelle elle introduisit le chargeur d’un geste volontaire.

« Non, lui dit une voix sinistre venue des profondeurs, pas comme ça, c’est trop facile. Je veux qu’elle souffre. »

***

Le lendemain, le téléphone de Jef sonna. C’était Carmen.

« Je t’avais pourtant dit que je ne voulais plus entendre parler de toi. Tu as tort d’insister.

– Et pourquoi, s’il te plaît ? C’est à cause de la Rachel ? C’est elle qui fait la loi ? Tu en as peur, c’est ça ? Tu as peur qu’elle te fasse une scène ? Ou qu’elle te quitte ? Ou qu’elle te batte ?

– Comment sais-tu qu’elle s’appelle Rachel, d’abord ?

– Ce n’est pas compliqué, les bonniches du Crucifié s’appellent toutes Rachel, ou Esther, ou Rébecca.

– Pourquoi l’appelles-tu “bonniche du Crucifié” ?

– C’est bien ce qu’elle est, non ?

– Pourquoi est-ce que tu la détestes ?

– Tu l’as vue dans son église, cette bigote hypocrite ? Elle commence toujours son petit laïus quand la coupe arrive au quatrième rang sur la droite, et elle commence toujours par les mots “Seigneur Jésus, mon âme te loue, mon cœur t’adore”.

– Comment tu sais ça ?

– Je sais des tas de choses sur elle que tu serais surpris de savoir. Et je sais aussi des choses sur toi que tu ne voudrais pas que je raconte à tout le monde.

– Le jour où tu t’es fait contrôler ! Non, je t’en supplie. J’en ai trop honte.

– Il ne s’agit pas de ça ! Des choses que tu ne sais pas que je sais. Alors, tu ferais bien d’accepter mes propositions.

– C’est du chantage, Carmen ! Mais je ne cèderai pas. Tu m’entends ? Tu peux dire tout ce que tu veux, je ne te donnerai pas ce plaisir. Jamais !

– Ne t’énerve pas comme ça, mon petit flicounet d’amour. Je ne te mets pas le revolver sur la tempe, je t’invite seulement à monter chez moi boire un verre, et nous pourrons en discuter tranquillement, en tête-à-tête, rien que toi et moi. »

Elle prononce ces derniers mots sur un ton doucereux.

« J’ai promis à ma fiancée de ne plus te revoir.

– Eh bien ! va la retrouver, ta mère supérieure ! Ne viens pas pleurer après. Je t’aurai prévenu. »

Elle coupa la communication. Jef la rappela aussitôt.

« C’est bon, tu as gagné. Cet après-midi, à quinze heures, chez toi, ça te convient.

– C’est parfait. »

Jef se rendit à pied à son rendez-vous. Il craignait que Rachel ou quelqu’un de ses amis reconnaisse sa voiture stationnée dans la rue du Bas-Coron. Il longeait les maisons, regarda bien à droite et à gauche avant de sonner au numéro huit. Heureusement, Carmen ouvrit aussitôt. Le cœur du jeune homme sursauta. Ce n’est plus la motocycliste bardée de cuir et de clous qu’il voyait en face de lui, mais une élégante jeune fille aux longs cheveux noirs, enveloppée dans une robe dessinant les contours de sa taille, libérant ses épaules et ses bras, un fourreau vert assorti à la couleur de ses yeux. De son côté motard, elle avait cependant gardé ses bottes à cuissarde autour desquelles gravitaient tous les fantasmes de Jef.

« Ne reste pas planté comme ça sur le trottoir. Entre. Tu aurais tout de même pu venir avec un bouquet ! Ça ne fait rien. Tu y penseras la prochaine fois. »

Jef s’exécuta. Une fois qu’il fut entré, elle verrouilla la porte. Une bouteille de bourbon l’attendait sur la table.

« Je suis son otage, pensa Jef. Qu’est-ce qu’elle me veut exactement ? Qu’est-ce qu’elle va faire de moi ? »

« Buvons d’abord un petit verre, pour nous mettre à l’aise avant de parler.

– Si tu veux, mais juste un petit. Oh ! Pas tant que ça ! »

Carmen le servit généreusement. Il but néanmoins jusqu’au fond du verre. Elle lui en servit un second. La crainte que lui inspirait cette rencontre laissait place à un sentiment de confiance et de sécurité.

« Alors ? Qu’as-tu de si secret à me dire ?

– À part le fait qu’à vingt ans passés, tu es encore innocent, je n’ai rien de sensationnel à t’apprendre. C’est une ruse pour t’attirer dans mes filets.

– Eh bien ! C’est réussi.

– Par contre, tu ferais mieux de la surveiller ta Rachel d’un peu plus près. Ce n’est pas parce qu’elle va à l’église que c’est une petite sainte. Tu te souviens du jour où elle a repoussé tes avances. Tu l’avais vachement mal pris. Je peux te dire qu’avec d’autres elle fait moins sa petite madone. »

« Elle ment, pense le jeune homme, quelle petite vipère ! Le pire, c’est qu’elle sait tout de ma vie. Elle me tient à sa merci. »

« Je demande à voir.

– C’est tout vu.

– Laisse-moi partir, maintenant. J’en ai assez entendu.

– Un dernier verre, pour te faire oublier ce que je viens de dire ?

– Euh… oui, volontiers, mais vraiment le dernier.

– Un peu de musique ?

– Oui pourquoi pas ? »

Carmen programma un éclairage intime et un morceau de musique, de cette musique à la guimauve et au saxophone qui ne sert qu’à danser l’un contre l’autre. Et Jef se frottait contre Carmen, et la sueur leur rendait la peau collante. La jeune femme l’emprisonnait dans ses bras comme un aigle tenant sa proie entre ses serres.

« Il fait chaud ici, dit-elle, tu ne trouves pas ?

– C’est à cause du bourbon. Nous avons peut-être un peu forcé la dose.

– Ne dis pas de bêtises et aide-moi un peu à descendre cette fermeture ! »

Jef obéit, caressant lentement du bout du doigt la colonne vertébrale de sa cavalière. Le vêtement de soie tomba aux pieds de la jeune femme. De nouveau face à elle, il poussa un cri de frayeur.

« Carmen ! Rhabille-toi. Ça me fait peur, ce truc ! »

Une hideuse tête de bouc était tatouée sur son ventre, comme dans le cauchemar de Rachel. Ce bouc semblait le suive du regard. Voilà donc la signification de ce rêve : cette ignoble séductrice s’apprête à offrir son amie en sacrifice à Satan, et Dieu l’en avait avertie.

« C’est mon Bélial qui t’effraie comme ça ! Il n’a jamais mordu personne, ce n’est que de l’encre. Moi, par contre, je mords, je griffe, je frappe et s’il le faut, je tue.

– Tu es une sorcière !

– Et alors ? Ta Rachel ne t’a jamais autorisé à découvrir son abdomen ?

– Il n’y a pas de danger.

– Demande-lui si elle n’a pas un crucifix tatoué sur elle.

– C’est un blasphème ! Je ne te permets pas ! Rachel n’a pas de crucifix, ni sur son cou, ni au-dessus de son lit. Sa foi est vivante. Elle porte le Christ au fond de son cœur.

– Au fond de son cœur ! Ce que tu peux être naïf ! Moi, ce que je veux, c’est te faire échapper à son emprise néfaste. Tu n’as pas compris ce que c’est que sa religion ? Toute une série de règles, d’obligations et d’interdictions. Elle a commencé à faire de toi son esclave, et ce n’est pas fini ! Sers plutôt Belzébuth. Il te donnera la santé, la richesse, le pouvoir, la célébrité. Tu posséderas l’objet de tous tes désirs. Il te donnera l’amour. Je t’initierai à tout cela. Je ne te décevrai pas.

– Arrête ! Tu es possédée du diable et tu veux me posséder à mon tour. Laisse-moi m’en aller, maintenant. Je dois partir.

– C’est cela. Va retrouver ta Sainte Rachel ! J’aurai sa peau, de toute façon. Un dernier pour la route ?

– Ah non ! Ça suffit comme ça !

– Allons ! Quoi ! Un dernier, pour que nous n’ayons pas l’air de nous quitter fâchés.

– Oui, mais alors, cette fois, c’est bien le dernier. »

Carmen libéra son prisonnier. Jef ne savait plus très bien où finissait la rue et où commençait le trottoir. Il parvint néanmoins à trouver le chemin jusqu’au Delhaize.

« Tiens ! voilà ton fiancé ! Dis donc, il a l’air d’en avoir constaté une puissante. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes. »

Jef, en effet, avait perdu la notion de la ligne droite et de la verticale. Il comptait sur le chariot pour le maintenir debout, ce qui aurait pu être une bonne combine si celui-ci n’était pas équipé de roulettes. Une fois dans le magasin, il vociférait une Brabançonne en flamand approximatif. Puis, de la même voix égosillée, il se mit à chanter :

« La fleur que tu m’avais jetée
Dans ma prison m’était restée… »

Rachel, qui possède une bonne culture musicale, avait reconnu la chanson.

« Carmen ! » murmure-t-elle.

Jef perdit l’équilibre, poussant son chariot qui, dans sa course, brisa plusieurs bouteilles de bière.

« Je comprends que c’est pénible pour toi, dit la collègue de Rachel, mais je n’ai pas le choix, j’appelle la sécurité. »

Aussitôt, deux vigiles empoignèrent le jeune homme ivre et le jetèrent sur le parc de stationnement.

« Excusez-moi, dit Rachel, je reviens tout de suite.

– S’il vous plaît, répondit le client. »

Tout le monde suivait la jeune fille des yeux, profitant du spectacle gratuit. Elle se précipita sur son fiancé, lui asséna une puissante paire de gifles, un coup droit et un revers. Le diamant qu’il lui avait offert lui griffa la joue. Elle l’ôta de son doigt et le lança au visage de Jef.

« Tiens ! Reprends ça ! Je n’en veux plus ! »

Rachel retourna à sa caisse. Jef ramassa l’anneau et s’éloigna tête baissée. La honte, autant que les gifles, avait rougi ses joues.

***


[1] Matthieu 5.37

[2] Matthieu 5.28 paraphrase

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© 2021 Lilianof

Publié par Lilianof

J’avais quatorze ans lorsque m’est venu le désir de devenir écrivain. Mais après l’adolescence, j’ai décidé de ne plus écrire. Ce n’est qu’après trente ans de silence que m’est venue l’idée d’une très courte comédie : « Un drôle d’héritage ». C’était reparti ! Après avoir été facteur dans l’Eure-et-Loir, je suis installé, depuis 2013, à Vieux-Condé, où je retrouve mes racines, étant petit-fils de mineur. La Bible et Molière sont mes livres de chevet.

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