Jef Van de Mollendijk (7)

Le lendemain matin, Carmen, habituée à se lever tôt, l’attend pour le déjeuner. Il étale l’américain sur son pistolet sans dire un mot. Il boude.

« As-tu bien dormi, mon lapin ?

– Non.

– Tu n’aimes pas dormir tout seul, et c’est pour cela que tu fais la lippe ?

– Oui.

– Je t’ai fait une promesse et je la tiendrai, mais je ne t’ai pas précisé quand. C’est de toi que tout dépend. Si tu veux que je te fasse plaisir, tu dois me faire plaisir à moi aussi.

– Que désires-tu de moi ?

– Si mon maître apprenait que je me suis donnée à un homme qui ne lui appartient pas, ça le mettrait en colère, et ça irai vraiment très mal pour toi. Tu comprends ?

– Oui.

– Est-ce que tu m’aimes au point d’accepter de le servir ?

– Je t’aime par-dessus tout, Carmen.

– Alors, finis ta tartine, va prendre une douche, habille-toi, et suis-moi. »

***

Jef ne met pas longtemps à s’astiquer. Le voilà fin prêt. La jeune femme marche devant lui, elle le conduit dans son horrible chapelle. Elle allume les deux cierges.

« Ta maison n’engendre déjà pas la gaité, mais alors ce coin-là !

– Silence ! On se tait en présence de Bélial. »

Effrayé par le bouc d’ivoire qui le fixe de ses yeux cruels, il baisse les regards sur la planche ouija.

« Tu veux savoir à quoi ça sert ?

– Oui.

– C’est avec ça que je discute avec le maître. Tu veux essayer ?

– Oui.

– Pose-lui une question, n’importe laquelle.

– Quel est le nom de la femme que j’aime ? »

Carmen se place devant la planche à mystère et guide le palet vers la lettre C, mais elle ne parvient pas à le faire bouger. Le voilà qui, brusquement, saute comme une puce pour tomber sur le R.

« Rachel ! dit-elle en rugissant de colère. Tu es un incorrigible obstiné. Une autre question.

– Est-ce qu’elle m’aime encore ? »

Les doigts de Carmen tentent à nouveau de pousser le palet sur le « non », il tombe sur le « oui ». La jeune sorcière est furieuse, elle abat son poing sur la table.

« Mais ce n’est pas possible ! Pas possible ! Jef ! Tu ne pourras jamais servir Bélial tant que tu seras amoureux d’une chrétienne. Allez ! Va la retrouver. Oublie tout ce que je t’ai promis. Disparais ! Que je ne te revoie plus !

– Ne me chasse pas, par pitié ! Rachel m’a abandonné, que vais-je devenir si à ton tour tu m’abandonnes ? »

Carmen ne dit rien. Elle interroge sa planche.

« Bélial est d’accord pour te prendre malgré tout. À genoux devant ton nouveau maître. »

Elle le force à s’agenouiller devant la statuette d’ivoire, mais il n’ose pas la regarder. Alors, elle le saisit par les cheveux pour le contraindre de redresser la tête.

« Regarde-le en face.

– Je ne sais pas.

– Obéis. »

Tout en posant ses mains sur sa tête, elle vocifère des incantations dans une langue qui ressemble à de l’arabe ou à de l’hébreu. Jef sent un courant électrique descendre des doigts de la prêtresse et lui parcourir tout le corps.

« Maintenant que tu es de mon peuple, tu dormiras ce soir dans mon lit. J’espère que tu as le cœur solide. »

***

Voici le soir venu. Jef est déjà confortablement glissé sous les draps. Il attend sa compagne qui se prélasse sous la douche. Elle paraît enfin. Au lieu de s’extasier devant son corps éblouissant, il pousse un cri d’effroi : le tatouage ! Il arbore un sourire narquois !

« Qu’est-ce qui t’arrive, mon grand ? Je te fais peur ?

– Là ! Ton truc ! Le… le… le Bélial ! Il se fiche de moi ! Cache-moi ça ! »

Carmen lui donne une gifle.

« C’est ton maître, et si nos ébats le font rigoler, c’est son droit. »

Elle se glisse à son tour sous la couverture. Jef reste immobile sur le dos.

« Eh bien alors ? Qu’est-ce que tu attends ? Le dégel ?

– Carmen, je suis vraiment désolé. Je ne sais pas… je ne sais pas… J’aime Rachel.

– Tu as laissé passer la chance de ta vie, crétin ! Et maintenant tu vas mourir. »

Elle enfila une robe de chambre et tira un revolver de sa table de nuit.

« Habille-toi, et en vitesse ! »

Jef se hâte d’obéir. Sa maîtresse l’empoigne et le conduit, le canon sur la tempe jusqu’à sa sinistre chapelle. D’un coup de pied dans le dos, elle le précipite au milieu de la cave. Le bouc le regarde, il éclate d’un rire sinistre. Carmen claque la porte et la verrouille.

« Je vais t’offrir en sacrifice à Bélial, puisque tu ne veux pas de moi. Mais avant cela, je vais te faire une belle surprise. »

***

Rachel essaie encore une fois de rappeler son ancien fiancé, mais Jef demeure injoignable. Elle se décide à passer devant chez lui : les volets sont fermés. La jeune fille rentre chez elle, se jette sur son lit et sanglote. Elle se sent infiniment coupable : sa colère lui semblait justifiée, mais en laissant comprendre à son ami qu’il n’avait plus aucune chance d’être pardonné, elle l’a livré entre les griffes de cette harpie. Elle avait bien compris que, plus qu’une aventurière sans scrupule, Carmen est dominée par une puissance occulte et malfaisante. Maintenant Jef, qu’elle avait vu si proche d’une décision pour Christ, s’était élancé dans une voie de perdition, et cela parce qu’elle avait manqué de miséricorde et qu’elle avait été blessée dans sa fierté. Elle sait aussi qu’elle n’a jamais cessé d’aimer Jef, même si elle lui a démontré le contraire. Il ne lui restait qu’à demander à Dieu pardon et à prier pour que son ami soit sauvé.

Malgré sa tristesse, elle montre à ses clients son visage agréable et souriant auquel elle les a accoutumés. Voilà qu’une grande gothique arrive à sa caisse et pose lourdement un pack de Jupiler sur le tapis. Notre pauvre amie met sa main à la bouche pour éviter de pousser un cri d’effroi. C’est Carmen. Elle ne l’a pas vu entrer dans le magasin ni se promener dans les rayons. C’est à croire qu’elle est tombée du plafond comme une araignée.

« Je voudrais te voir après ton travail. J’ai à te parler.

– Moi, je n’ai rien à vous dire, madame, alors vous payez votre bière et vous décampez. C’est six euros septante-cinq.

– Oh ! Mais c’est qu’elle est bien téméraire pour me parler sur ce ton-là ! J’ai des nouvelles de ton ami Jef. Ça t’intéresse ?

– Où est-ce qu’on peut se voir ?

– Dès que tu as fini. Je passe te prendre à moto.

– Je croyais que tu n’avais plus de permis.

– Je n’ai plus de permis, mais j’ai toujours ma moto ; et les flics du Hainaut, je les…

– Bon, ça va. »

À l’heure de la sortie, la motocycliste attend, prête à démarrer. Rachel hésite, puis saisit le casque qui lui est tendu et s’installe à l’arrière, collée contre le dos de sa rivale.

« Tu es prête ? Agrippe-toi bien, ma poulette, ça va décoller ! »

Le bolide traverse Péruwelz à grand fracas de moteur, se faufilant entre les voitures, cyclistes et piétons qu’elle manque de percuter à plusieurs reprises, mais l’intrépide aventurière maîtrise admirablement sa machine. Les voilà sur l’E 42. Carmen lance son bolide à pleine puissance dans l’interminable ligne droite à l’horizon de laquelle se dresse le beffroi de Mons. Elle offrit à sa passagère un tour des boulevards rien que pour le plaisir et, au retour, acheva sa course sur l’aire de service de Saint-Ghislain.

« On fait une petite pause, c’est ici que j’ai fait la connaissance de ton Jules, c’est un endroit riche en souvenirs et en émotions, alors je voulais t’emmener y faire un tour. »

Puis, après un silence :

« Ça ira, ma jolie ? Pas trop peur ? »

Rachel ne veut pas lui montrer qu’elle est terrorisée, mais la blancheur de son visage la trahit.

« Mais comme tu es blême ! Je te préviens ma cocotte, si tu vomis sur ma moto, je t’explose la tête. »

Après un long détour, la Harley freine devant chez Carmen.

« On est arrivé ! Terminus, tout le monde descend.

– Mais c’est à un kilomètre de Delhaize, j’aurais préféré venir à pied.

– Tu descends et tu la fermes ! »

Carmen empoigne le col de sa rivale et la précipite avec violence à l’intérieur de sa maison.

***

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© 2021 Lilianof

Publié par Lilianof

J’avais quatorze ans lorsque m’est venu le désir de devenir écrivain. Mais après l’adolescence, j’ai décidé de ne plus écrire. Ce n’est qu’après trente ans de silence que m’est venue l’idée d’une très courte comédie : « Un drôle d’héritage ». C’était reparti ! Après avoir été facteur dans l’Eure-et-Loir, je suis installé, depuis 2013, à Vieux-Condé, où je retrouve mes racines, étant petit-fils de mineur. La Bible et Molière sont mes livres de chevet.

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