Vania Moïsséiev – Quatrième tableau

Vania Moïsséiev

QUATRIÈME TABLEAU

Le cap Fonal, près de Kertch. Une plage, un gros rocher.

Scène unique

NATALIA – DIMITRI

DIMITRI
Installons-nous au pied de ce rocher, il nous fera de l’ombre et nous protégera du vent.

NATALIA
Oui, mon cher Dimitri, ce morceau de plage me paraît très agréable. Mais enfin, était-il vraiment nécessaire de nous lever si tôt pour aller regarder la mer ? Je serais bien restée encore une heure ou deux dans mon lit.

DIMITRI
Il faut savoir se lever tôt pour profiter des menus plaisirs de la vie, ma chère Natalia. À cette heure-ci, l’air est plus doux, la mer est plus belle. Nous avons tout notre temps pour l’admirer, pour l’écouter. Alors que les paresseux sont toujours couchés, nous profitons de la vie, et cette belle plage s’offre à nous.

NATALIA
C’est vrai, la belle nature s’apprécie mieux dans la solitude.

DIMITRI
Et je voulais surtout te faire découvrir cet endroit : c’est ma plage. Personne n’y vient de si bon matin. Ici, nous pourrons nous aimer en paix, sans être importunés par quiconque.

NATALIA
Et si nous allions nager ?

DIMITRI
Excellente idée. Tu as le choix, je t’offre à ta droite la mer Noire, à ta gauche la mer d’Azov.

NATALIA
Je choisis la mer Noire, et si nous sommes courageux, nous nagerons jusqu’à Istanbul.

DIMITRI
Allons-y ! Le dernier qui aura la tête sous l’eau est un Russe blanc !

NATALIA
Je parie que je nage plus loin que toi.
(On entend un bruit de moteur.)

DIMITRI
Qu’est-ce que c’est ?

NATALIA
Deux voitures.

DIMITRI
J’espère qu’elles vont s’éloigner.

NATALIA
Non. Ils s’arrêtent ici, derrière le rocher.

DIMITRI
Ah les vandales ! Les sacrilèges ! Ma plage ! Ils vont laisser des traces de pneus.

NATALIA
Ne t’occupe pas d’eux. La plage est à tout le monde. Allons nager.

DIMITRI
Non, arrête ! C’est l’armée. Il ne vaudrait mieux pas qu’ils nous voient.

NATALIA
Mais qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ?

DIMITRI
Ils veulent se baigner, comme nous. Mais pourquoi justement sur ma plage ? Les fâcheux porte-glaive !

NATALIA
Ce n’est pas de la petite soldatesque. Celui-ci a cinq bandes jaunes.

DIMITRI
C’est un colonel.

NATALIA
Ils sortent un cinquième larron.

DIMITRI
Il m’a l’air mal-en-point.

NATALIA
Ils l’emmènent à la mer.

DIMITRI
Ils lui offrent une séance de thalassothérapie.

NATALIA
Regarde ! Il a des brûlures sur tout le corps.

DIMITRI
Ces marques sont récentes. Cet homme a été torturé.

NATALIA
Que font-ils à présent ? Ils l’emmènent en pleine eau.

DIMITRI
Tout cela est bien étrange. Surtout, ne nous montrons pas.

NATALIA
Mais qu’est-ce qu’ils font ?

DIMITRI
Ils sont en train de le noyer.

NATALIA
Nous sommes témoins d’un assassinat.

DIMITRI
Un crime d’état.

NATALIA
Il faut lui venir en aide.

DIMITRI
Comment ?

NATALIA
Allons à son secours !

DIMITRI
Es-tu folle ? Espères-tu les mettre en fuite en poussant ton cri de guerre ?

NATALIA
Ramassons des pierres. Une dans chaque main. Ils sont quatre et nous sommes deux. Moi je me réserve le gros galonné.

DIMITRI
Ne joue pas les héroïnes. Nous allons nous faire tuer. Restons cachés.

NATALIA
Il faut appeler la police.

DIMITRI
Ils ne nous croiront pas.

NATALIA
Je crois bien qu’il est mort. Ils le ramènent sur le rivage.

DIMITRI
Ils le traînent dans une voiture.

NATALIA
Ils s’en vont.

DIMITRI
C’est fini.
(Bruit de moteur, les voitures s’éloignent.)

NATALIA
Oh ! Dimitri ! C’est horrible. Je ne pourrais plus jamais revenir sur cette plage.

DIMITRI
Moi non plus, Natalia, moi non plus.

NATALIA
Nous avons assisté à ce spectacle cruel, et nous n’avons rien fait pour l’empêcher. Je me sens coupable.

DIMITRI
Moi aussi. Mais qu’aurions-nous pu faire ? Et puis, ces militaires avaient certainement de bonnes raisons. Qui sait si ce jeune homme n’était pas un ennemi de la République ? Un espion ou un traître ?

NATALIA
Ou un chrétien ?

ÉPILOGUE

LE RÉCITANT
Le 17 juillet, Ioana et Vassili Moïsséiev reçurent ce télégramme de l’unité militaire 61968 T :

« Votre fils Ivan Vassilievitch Moïsséiev est mort tragiquement. Avisez-nous de votre arrivée. »

Les autorités militaires leur remirent un certificat de décès mentionnant sa cause officielle : « Asphyxie mécanique par noyade ».

Semione, son propre frère était du nombre de ceux qui ont voulu faire passer les témoignages de son martyre pour des calomnies honteuses. Andreï Andreïevitch Pétrov et Mikhaïl Andreïevitch Kolechnitchenko furent condamnés le 31 janvier 1973 pour avoir diffusé de « fausses nouvelles » au sujet de la mort de leur camarade. Mais la vérité ne pouvait rester cachée. À Berlin-Ouest, des centaines de jeunes ont manifesté dans les rues, portant sur leurs dossards et leurs banderoles la photo du soldat Moïsséiev, torturé et assassiné par le régime soviétique à cause de sa foi.

« Grâce à la foi, ils ont conquis des royaumes, exercé la justice, obtenu la réalisation de promesses, fermé la gueule des lions. Ils ont éteint des feux violents, échappé au tranchant de l’épée. Ils ont été remplis de force alors qu’ils étaient faibles. Ils se sont montrés vaillants dans les batailles, ils ont mis en fuite des armées ennemies ; des femmes ont vu leurs morts ressusciter pour leur être rendus. D’autres, en revanche, ont été torturés ; ils ont refusé d’être délivrés, afin d’obtenir ce qui est meilleur : la résurrection. D’autres encore ont enduré les moqueries, le fouet, ainsi que les chaînes et la prison. Certains ont été tués à coups de pierres, d’autres ont été torturés, sciés en deux ou mis à mort par l’épée. D’autres ont mené une vie errante, vêtus de peaux de moutons ou de chèvres, dénués de tout, persécutés et maltraités, eux dont le monde n’était pas digne. Ils ont erré dans les déserts et sur les montagnes, vivant dans les cavernes et les antres de la terre. Dieu a approuvé tous ces gens à cause de leur foi, et pourtant, aucun d’eux n’a reçu ce qu’il leur avait promis. C’est que Dieu avait prévu quelque chose de meilleur pour nous : ils ne devaient donc pas parvenir sans nous à la perfection. »[1]

Châteaudun, avril 2008


[1] Hébreux 11.33/40

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© 2021 Lilianof

Publié par Lilianof

J’avais quatorze ans lorsque m’est venu le désir de devenir écrivain. Mais après l’adolescence, j’ai décidé de ne plus écrire. Ce n’est qu’après trente ans de silence que m’est venue l’idée d’une très courte comédie : « Un drôle d’héritage ». C’était reparti ! Après avoir été facteur dans l’Eure-et-Loir, je suis installé, depuis 2013, à Vieux-Condé, où je retrouve mes racines, étant petit-fils de mineur. La Bible et Molière sont mes livres de chevet.

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